La réhabilitation de l’Amazighité ; langue, culture, identité, civilisation, Histoire, est venue à la suite d’une négation de toutes ces facettes de la personnalité nord-africaine depuis bien longtemps. Elle a d’abord commencé dans la clandestinité, notamment au lendemain de la libération, aussi paradoxal que cela puisse paraitre, alors que l’Algérie venait d’accéder à l’indépendance. Libération ne sera pas synonyme de liberté pour les Algériens et Tamazight sera exclue de tout ce qui est officiel. Ce seront des militants, simples citoyens, intellectuels qui prendront en charge aussi bien le volet revendicatif, productif comme celui de l’animation, en l’absence de l’Etat et souvent contre lui. La répression sera sélective, discrète et « silencieuse » : il ne faut pas « réveiller les vieux démons » et faire croire, admettre qu’il y a un problème culturel et/ou linguistique en Algérie. L’euphorie des « trois révolutions » fera oublier aux Algériens ce qu’ils sont. Toutefois, pour un certain nombre de militants, il n’est pas question d’accepter ni l’amnésie ni d’être arabisés. En Tamazight, les productions théâtrales, les émissions radiophoniques se feront discrètement et passeront presque inaperçues, les revues et autres brochures se distribueront sous le manteau jusqu’au printemps amazigh de 1980.
La période antique
Carthage et Rome ont voulu imposer leur langue et leur culture, Le Roi Massinissa, sans renier ni oublier sa terre et son peuple, se rendra, dans sa prime jeunesse dans la capitale des Phéniciens qu’il considérait comme des envahisseurs. Il apprendra le punique avant de participer à la chute et à la destruction de Carthage. Saint Augustin, le Berbère, dont les Ecrits seront encore étudiés de nos jours, fera référence en matière de catholicisme. Saint Donat est un autre prêtre berbère qui mettra en place la doctrine, ancêtre du protestantisme (pour la chrétienté) et du chiisme (pour l’Islam). Il fera de la résistance aux velléités d’exploitation de ses compatriotes par les romains et se rangera du côté des circoncellions rebelles à la politique de Rome. Il s’opposera à l’église officielle romaine représentée en Afrique du Nord par son compatriote sus cité. Les empereurs Septime Sévère, Caracalla, Publius Septimus Geta sont d’origine berbère.Ces trois illustres « imperators » étaient d’origine berbère par leur père ou par leur mère. Ils demeureront berbères malgré leurs titres et leurs hautes fonctions.
Dans son livre sur l’Histoire des berbères « Aguellids et Romains en Berbèrie » Mouloud Gaîd explique « Cette forte personnalité, à peine comprise par quelques-uns et totalement ignorée par les milieux officiels, dominera toujours les rapports colonisateurs et autochtones. Elle se manifestera en toute circonstance et dans tous les milieux, dans les rangs romains, dans les rangs chrétiens. Ce sentiment, en fait n’est que le patriotisme, mais un patriotisme poussé parfois jusqu’au chauvinisme. Les historiens latins s’étonnaient et ne s’expliquaient pas les soulèvements continuels des populations. Ils condamnaient Jugurtha, élevé pourtant dans un milieu romanisé ; et le considéraient comme un ingrat et un traitre à leur cause. »
Mouloud Gaîd continue dans la même œuvre «La civilisation romano- berbère et ses réalisations furent en réalité l’œuvre des berbères romanisés. Ceux-ci, par leur naissance, leur savoir et leur foi donnèrent des Hommes illustres à l’empire romain et au christianisme. L’empereur Septime Sévère, Saint Augustin, Saint Donat étaient d’origine berbère. Ils demeurèrent berbères malgré leurs hautes fonctions et leurs croyances comme le peuple le demeura en dépit des invasions et des civilisations qui se sont superposées.» Ce qui fera dire au grand historien Salluste : « le berbère assimile toutes les civilisations et n’est assimilé par aucune ».
D’autres études et recherches s’interrogeront sur cette permanence du fait berbère à travers l’Histoire alors que ses Hommes, « éternels militants de la cause des autres », dirait un poète marocain, ont souvent défendu d’autres cultures, ont écrit dans d’autres langues que les leurs. Quand des personnes faisant preuve de malhonnêteté déclarent « Tamazight n’a pas été prise en charge, ni officialisée même par ses propres enfants comme durant les royaumes amazighs et de l’antiquité et de la période islamique. » On peut très bien leur répondre « Et justement, et pourtant elle est toujours là dans la bouche de millions de nord africains. » Un autre patriote, Saïd Sadi, ex président du RCD, intellectuel, fin observateur de la société et politique visionnaire, devant les mêmes formules de négation, voire qui justifiait la répression des défenseurs de la première langue nord-africaine eut cette réplique : « un fait historique (irréel ou avéré) ne doit et ne peut servir de justification à la répression et à la négation actuelles. »
On peut aller plus loin dans l’argumentation, qui reste très objective, en faveur de la langue amazighe du fait que c’est la seule langue qui nous est parvenue, à travers le temps, de toutes celles qui étaient ses « « contemporaines » à l’image du Latin, du Grec ancien, du Phénicien, du Punique … Toutes ces langues ont soit disparu, soit qualifiées de nos jours de langue morte. La vivacité dont fait preuve notre langue a fait en sorte qu’elle a traversé des siècles sans beaucoup d’altération, ni de dégradation, ni grands dommages. Elle a été beaucoup plus le fait du peuple que la volonté des princes.
La période coloniale
La période ottomane, dont les beys, deys et autres aghas installés dans la capitale, n’influencera pas suffisamment les deux langues algériennes ; Tamazight et Arabe algérien, même si des mots turcs persistent dans les deux langues.
L’œuvre de dépersonnalisation et de destruction totale programmée de notre identité nationale a été entamée au lendemain de l’occupation française, bien avant la soumission complète de toutes les révoltes et résistances des Algériens depuis 1830. Le colonialisme a déployé d’énormes efforts pour « ancrer dans l’esprit des indigènes que leur histoire d’avant la colonisation était une histoire dominée par la barbarie. » Afin d’abattre tout soulèvement et tuer toute velléité d’opposition à l’avancée de l’armée française, cette dernière a d’abord utilisé les armes (dont celle de la division) ainsi que les tactiques et les stratégies militaires, mais ces moyens montreront leurs limites. les colonialistes Français entameront une œuvre de dépersonnalisation en poussant les Algériens dans les bras de l’ignorance et de l’obscurantisme. En effet, bien plus tard, quand les généraux français se rendront compte que les insurrections ne s’arrêteront que s’ils s’attaquaient aux ressorts qui déployaient, tendaient et étendaient ces rébellions et ces rejets de la colonisation, c’est-à-dire la culture, l’Histoire et l’identité du peuple algérien. Ce sera alors, les campagnes d’évangélisation et de francisation par les pères blancs dans les églises et les instituteurs dans les écoles. Mais ce seront les militaires qui annonceront que le peuple algérien doit d’abord être arraché à ce qui le différencie et le distingue des Français pour que l’Algérie devienne définitivement et totalement française. Le combat décisif sera engagé plus tard quand il semblait que les Algériens étaient « vaincus ». Les responsables de l’administration, préposés à la destruction de l’originalité du peuple, sont chargés de procéder, coûte que coûte, « à la désagrégation des formes d’existence susceptibles d’évoquer de près ou de loin une réalité nationale. La recette est toute trouvée, il s’agit d’«opposer la culture blanche aux autres incultures. »
Toutefois, cette culture et cette langue françaises, « butins de guerre » dixit Kateb Yacine, avec ce qu’elles véhiculent comme contenus relatifs aux droits de l’Homme, les principes de justice, de liberté, d’égalité, serviront, en plus de la culture algérienne, environ un siècle plus tard, à bouter le colonialisme hors de l’Algérie.
Le Mouvement national
Au moins, à partir de 1926, avec la création de l’Etoile Nord-Africaine (ENA), la référence à la culture, la langue et l’Histoire amazighe sera présente dans les discours, les documents, la philosophie et la vision du mouvement national. Ce sera le premier parti indépendantiste nord-africain qui sera lancé par des Algériens, des Tunisiens et des Marocains. Il sera créé dans le milieu ouvrier émigré par notamment, du côté algérien, le père fondateur Imache Amar. Ce n’est que plus tard que Messali Hadj le rejoindra. Au niveau de l’ENA, durant une certaine période, la rivalité, pas encore tout à fait organique mais plutôt culturelle, entre Imache et Messali dominera leurs rapports. Et c’est là qu’intervient la culture authentique algérienne, ie amazighe. Alors que dans les documents, les discours et les réunions de l’ENA, les références d’Imache Amar sont la démocratie berbère, la république villageoise, celles de Messali Hadj restent l’arabisme et l‘islam. Il est vrai qu’il venait de rencontrer, son père spirituel, le père du panarabisme et de l’islamisme Chakib Arslan avec lequel il venait de passer un long séjour en suisse. Devant définir la personnalité algérienne et se donner une plateforme programmatique, les partis nationalistes (ENA puis le PPA) devaient entamer une réflexion à ce sujet. Ce sera lancé par le comité central de ce dernier vers fin 1948. Une commission de cadres et d’intellectuels du PPA est chargée de produire un document qui devra retracer l’Histoire de notre pays et qui sera envoyé à l’ONU. La référence à l’Histoire antique est inévitable et des noms de rois berbères sont cités dans le document. Cela ne sera pas du gout de Messali Hadj qui substituera un autre document à l’original. Celui qu’il enverra de sa propre initiative à l’ONU parle de l’Algérie constitué en tant que nation à partir du 7éme siècle, c’est-à-dire seulement depuis l’arrivée des musulmans. Ajouté à cette falsification de l’Histoire, certains parlent de problème de fonctionnement au sein du PPA de sorte que Messali prît des décisions sans consulter le comité central. C’est la crise anti berbère de 1949 et le début de l’éclatement du parti en deux tendances : les centralistes, partisans d’une direction collégiale du PPA et les messalistes qui sont pour attribuer les pleins pouvoirs à Messali.
Durant la révolution, les purges ne manqueront pas vis-à-vis des berbéristes alors que ce sont tous des militants indépendantistes qui voulaient seulement poser le problème de l’Algérie de demain, dont l’identité nationale. Le temps leur a donné raison.
A l’indépendance, ce sera la négation, la répression de tout ce qui est amazighe. Mais aussi bien la revendication que la production ne s’arrêteront là. En 1967, faute de ne pouvoir le faire et s’exprimer dans leur pays, des personnalités nationales créeront une académie berbère (Agraw Imazighen) à Paris par des militants dont certains étaient officiers de l’ALN.
1980, le tournant
Un moment charnière où la revendication deviendra populaire et la production mieux fournie et plus audacieuse. La conférence que devra donner Mouloud Mammeri le 10 mars 1980 à l’université, qui porte actuellement son nom, sera annulée parce qu’elle risquait de provoquer des « troubles à l’ordre public. » selon les responsables de l’époque. Ce sera son annulation qui mettra le feu aux poudres. Or, il s’agissait juste de parler de « poèmes kabyles anciens», un livre que venait d’éditer Mouloud Mammeri. Manifestations, grèves, marches, occupations du campus universitaire ont été les actions qui ont mobilisé toute la région centre (Kabylie et Algérois). La population, pour la première fois depuis l’indépendance, prendra à bras le corps la revendication, ce sera un des mérites, et pas des moindres, du mouvement d’avril 1980. Toute la région de la Kabylie s’est levée pour crier son ras-le-bol de la négation des langues populaires : tamazight et arabe algérien et de la dictature.
Dans le volet culturel, il y a eu déjà interdiction des galas d’Ait Menguellet et d’Idir ainsi que la pièce de théâtre « la guerre de 2 000 ans » adaptée en tamazight par des étudiants. La première manifestation de rue depuis l’indépendance est organisée le 11 mars 1980 et aura drainé plus de 1 000 personnes qui feront deux fois le tour de la ville de Tizi Ouzou. Les premières marches qui ont lieu à Alger, sont respectivement celles du 26 mars et du 07 avril 1980, où le slogan de « libertés démocratiques » est apparu en plus de celui de la revendication de reconnaissance des langues populaires. Le 16 avril, suite à un appel lancé au nom de comités populaires, une grève générale a paralysé la ville de Tizi Ouzou, pour la première fois depuis l’indépendance. Des manifestations auront lieu également dans d’autres wilayas telles que tubiret (Bouira) et Bgayet (Bejaia). 24 personnes, entre étudiants, médecins, syndicalistes… seront arrêtées avec des chefs d’accusation pouvant les conduire devant la cour de sureté de l’Etat. La mobilisation populaire amènera le pouvoir à les libérer environ trois mois plus tard. Durant le printemps amazigh de 1980, beaucoup de choses se sont passées pour la première fois depuis l’indépendance. Une brèche venait d’être ouverte dans le mur de la peur, de la dictature et du déni de l’identité authentique du peuple algérien.
Le boycott scolaire
Devant la négation continue des pouvoirs successifs en Algérie depuis 1962 de l’identité nationale amazighe, les acteurs du mouvement culturel berbère passeront à la vitesse supérieure, une autre étape dans leur combat : le boycott de l’école algérienne d’où exclue la première langue nord-africaine. Après une semaine de grève du cartable du 16 au 21 avril 1994, en guise d’avertissement aux autorités si Tamazight n’était pas reconnue langue nationale et officielle et introduite à l’école dès l’année scolaire suivante, l’année scolaire 1994/1995 sera boycottée. C’est ce qui va arriver ; le boycott de près d’un million d’élèves et d’étudiants durera 08 mois avant que les plus hautes instances du pays et les mouvements amazighs ne s’accordent sur une plateforme de négociation. A l’issue de trois rencontres marathon, les négociations déboucheront sur les accords du 22 avril 1995. Ces derniers stipulent que « Tamazight est la langue de tous les Algériens» avec engagement d’une constitutionnalisation dès la révision constitutionnelle prochaine et la garantie de la création d’une institution dont les missions seront de « réhabiliter l’amazighité en tant que fondement essentiel de l’identité nationale et d’introduire la langue amazighe dans les systèmes éducatif et de communication », selon le décret présidentiel n° 95/47 du 27 Mai 1995 que signera le Président Liamine Zeroual. Le Haut-commissariat à l’Amazighité (HCA), installé le 07 juin, a des compétences exécutoires, une autonomie de budget et rattaché à la présidence de la république. Le mois d’octobre de l’année scolaire suivante, des classes pilotes d’enseignement de la langue amazighe seront lancées dans 16 wilayas. « Une revendication populaire avait rencontré une volonté politique » selon certaines personnalités de l’époque mais il avait fallu tout de même le sacrifice de plus de 700 000 élèves restés sans scolarité pendant huit mois. Il faudra encore le sacrifice de 128 algériens de Kabylie, morts pendant le printemps noir, pour que Tamazight soit reconnue langue nationale dans la constitution de 2002 puis langue officielle dans la constitution de février2016, c’est-à-dire 14 ans après. On aura perdu des vies et du temps dont on aurait bien fait l’économie.
Avec cette double reconnaissance, le Président Abdelaziz Bouteflika, en plus de déclarer, le 27 décembre dernier en conseil des ministres, le premier jour de l’an amazigh : fête nationale chômé et payée, allait donner un grand bond en avant à la réhabilitation de l’amazighité. Toutefois, les Algériens, sceptiques, souvent à juste raison car habitués aux voltefaces, reculs, reniement et versatilités du pouvoir, attendent toujours et l’Académie, pourtant constitutionnalisée depuis février 2016, et les lois organiques et les textes d’application. Il reste que la constitution actuelle est loin d’être parfaite, d’ailleurs, elle fait toujours de l’Algérie « un pays arabe ??? » Ceci d’un côté, d’un autre côté, l’article 212 ne concerne aucune disposition qui touche à l’amazighité. D’ailleurs, Tamazight est toujours exclue de l’institution judiciaire.
Durant une trentaine d’années, Mouloud Mammeri, qui « appréciait tout le patrimoine national » avait déclaré l’écrivain Kaddour M’hamsadji lors de son passge à Bouira il ya trois semaines environ , sera celui qui jettera puis affinera les bases d’une grammaire berbère, d’un lexique grammatical en sillonnant tout le Sahara algérien pour recueillir poèmes, textes et glossaire, dans le but, comme il le dit lui-même, « de happer les ultimes traces d’amazighité avant que le temps ne les happe ». A propos de l’odyssée des berbères à travers les temps, le démocrate impénitent qui était « le secrétaire officieux » du mouvement national et qui envoyait des correspondances à l’ONU pour poser la question algérienne durant la révolution, aura ses mots que beaucoup de peuples, partisans de la pureté dangereuse, se doivent d’apprécier, et d’en tirer les conclusions « Les tenants d’un chauvinisme souffreteux peuvent aller déplorant la trop grande ouverture de l’éventail, Hannibal a conçu sa stratégie en Punique, c’est en Latin que Saint Augustin a dit la Cité de Dieu et en Arabe qu’Ibn Khaldoun a conçu ses prolégomènes. Personnellement, il me plait d’apprécier dès les débuts de l’Histoire cette ample faculté d’accueil car il se peut que les ghettos sécurisent mais qu’ils stérilisent, c’est sûr. »
Après tant d’années de sacrifices en vies humaines, en temps et en larmes, d’abnégations, de prisons, les brimades, les vexations et les humiliations dans les commissariats, de répression et d’oppression dans la rue, il y a une chose que nous avons le devoir de faire, de toujours faire, de ne jamais oublier : rendre hommage à nos aimés, glorifier nos martyrs et commémorer nos repaires fondateurs; événements et Hommes.
Slimane Chabane
Aseggas ameggaz 2968 i Ymazighen anida ma llan